RODEO MACABRE AUX PORTES D'ARMENTIERES
J’ai consacré huit années à la recherche de l’identité et des circonstances exactes de la mort
d’un pilote de chasse allié, entre la Chapelle d’Armentières et Bois-Grenier.
L’article qui suit est le résultat de ces années d’enquête sur la disparition du lieutenant BROWN.
Le 13 juin 1943, dimanche de Pentecôte, le Colonel Arman PETERSON, chef du 78th Fighter Group américain,
emmène 44 chasseurs de son escadre pour une mission de type “rodéo” entre Dunkerque et Ypres.
Ces missions ont pour but de détruire les chasseurs de la Luftwaffe en la forçant au combat.
Composé des 82nd, 83rd et 84th Fighter Squadron, le 78th F.G. est équipé de monomoteurs
Republic P-47 “Thunderbolt”. Le décollage a lieu à 13h47 de l’aérodrome de Duxford,
au sud de Cambridge. Moins d’une heure plus tard, une bataille aérienne s’engage avec les Focke-Wulf
FW-190A du II. Gruppe de la JG 26 “Schlageter”, constitué des 4., 5. et 6. Staffeln, qui stationnent
sur l’aérodrome de Vitry-en-Artois.
Le 1st lieutenant William T. HEGMAN et le 2nd lieutenant William D. WREN, tous deux du 82nd Fighter
Squadron, revendiquent chacun un FW-190 probablement détruit pendant cet engagement, vers 14h40,
dans la région d’Armentières. En vérifiant les pertes de la JG 26 de ce jour, il apparaît bien que
deux FW-190 ont été abattus en combat aérien, mais ils l’ont été vers 9h30, sur le littoral belge.
Par recoupements, il semble bien qu’ils ont été vaincus par les P-47 du 56th Fighter Group,
menés par le déjà célèbre colonel Hubert ZEMKE. Les pilotes du 78th Fighter Group n’obtiennent donc
aucune victoire au cours de cette mission.
Par contre, à 14h48, l’Unteroffizier (adjudant) Heinz GOMMAN de la 5./JG 26 enregistre sa quatrième
victoire confirmée, un P-47, dans le voisinage d’Armentières. Deux minutes plus tard, son ailier,
le Leutnant (sous-lieutenant) LANGE de la même Staffel inaugure son tableau de chasse aux dépens
d’un autre “Thunderbolt”, près d’Ypres en Belgique.
Ora R. BROWN Jr,
photographié à Duxford en compagnie de son berger allemand "Major".
Ce second appareil, le P-47C A.A.F. serial number 41-6353 code WZ µD, était piloté par le 2nd lieutenant
Donald M. MARSHALL, du 84th Fighter Squadron. L’avion s’écrase sur le territoire de la commune
de St Jan, village limitrophe d’Ypres. Le jeune pilote américain, originaire de Bath dans le Maine,
est capturé par les allemands et finira la guerre en captivité. A 14h54, le Feldwebel (sergent)
MAYER de la 6. Staffel revendique un troisième “Thunderbolt”, à une quarantaine de kilomètres
au nord-nord-est de Dunkerque. Or l’U.S. Army Air Force ne déplore, le 13 juin 1943, que la perte
définitive de 2 P-47, tandis que 2 autres rentraient endommagés en Angleterre.
L’autre pilote porté manquant est le 1st lieutenant Ora Ross BROWN, Jr, matricule O-885464,
âgé de 27 ans, du 82nd Fighter Squadron. Il était l’ailier du lieutenant-colonel Harry J. DAYHUFF,
le commandant de l’escadron. A 15h25, les avions du 78th Fighter Group atterrissent à Duxford.
Lors du débriefing (la réunion après le vol), ses équipiers expliquent que la dernière fois qu’ils ont
vu BROWN, il effectuait un piqué très prononcé.
Heinz GOMMAN, aviateur autrichien qui a abattu plusieurs
avions alliés dans la région.
En fait, l’Unteroffizier GOMMAN avait engagé le combat contre les avions américains par un piqué.
Il s’attendait à ce que la formation s’égaye dans toutes les directions, comme l’aurait fait une
formation de Spitfire de la Royal Air Force. Mais il n’en fut rien, et GOMMAN percuta sa cible,
emportant un morceau de l’aile. L’aviateur allemand parvint à rentrer à Vitry-en-Artois,
et y effectua un atterrissage tout en douceur.
Il fut félicité par le Hauptmann Wilhelm-Ferdinand GALLAND, le commandant du II. Gruppe,
qui en profita pour lui rappeler de tirer la prochaine fois. Le Focke-Wulf FW-190A-5, ci-dessous,
qui portait le numéro de série 1243 et le code « 22 noir » fut réparé à Vitry.
Heinz GOMMAN fut abattu en combat aérien toujours à son bord, par des P-47 du 56th Fighter Group,
le 17 août 1943. Blessé au cours de ce combat, il réintégra les rangs de la JG 26 plus tard.
Cet autrichien survivra à la deuxième guerre mondiale.
Photographie du FW-190 endommagé à Vitry-en-Artois
Vers 3 heures de l’après-midi le dimanche 13 juin 1943, alertées par le crépitement de
mitrailleuses dans le ciel, de nombreuses personnes observent les dernières secondes de vol
d’un avion poursuivi par un autre chasseur. Fortement endommagé, lâchant une épaisse fumée,
le “chassé” se pose sur le ventre dans un champ entre la Chapelle d’Armentières et Bois-Grenier,
près de la rue du Bois, à 700 mètres de la ferme d’Henri VANUXEM. L’avion s’immobilise en moins
d’une centaine de mètres, mais continue de brûler.
Photographie du P-47 en train de brûler
L’un des premiers sur les lieux est le jeune Louis DUHAYON, alors âgé de 14 ans. Il a à peine
le temps de prélever un souvenir sur l’avion, tirant le feu de position arrière qui pend au bout
de son fil d’alimentation. Des soldats allemands sont postés à la ferme PARISIS toute proche,
d’où ils surveillent la campagne, perchés dans le pigeonnier. Deux d’entre eux montent à bord
d’un side-car et arrivent très rapidement près de l’avion qui brûle toujours.
Le passager s’empare d’un extincteur et tente de circonscrire l’incendie qui ravage le poste
de pilotage du chasseur, malheureusement sans succès. L’incendie continue de faire rage.
D’autres témoins accourent sur le lieu de la tragédie, dont les jeunes Julien LHEUREUX,
Eugène DELOMELLE et Léon BEHAREL. M. René BRUHIER, chef des sapeurs-pompiers de la Chapelle
d’Armentières se rend également sur place.
On peut penser que c’est lui qui déclenche les secours.
C’est à ce moment qu’au moins une photographie est prise, mais par qui ? C’est seulement après
l’extinction de l’incendie que les allemands procèdent à la “levée” du corps carbonisé du malheureux
pilote.
Le 17 juin 1943, les allemands l’enterrent dans la parcelle britannique du cimetière de Lille-sud,
rangée n° 2, tombe n° 22. Le cercueil porte l’inscription “Vollig Verbrannte Leighe 13-VI-43
Armentières” (corps complètement brûlé). Bien que la nationalité de l’aviateur ne fasse aucun doute
pour l’occupant, c’est dans un but manifeste de désinformation qu’il laisse croire que le
cercueil renferme un pilote de chasse anglais. De même, pour la plupart des témoins de la chute
de l’avion, il s’agit d’un chasseur et d’un pilote anglais.
Cependant, M. BRUHIER a un réflexe extrêmement important pour la suite des événements : il prend note de renseignements relatifs à l’accident. Il écrit les numéros et les lettres qu’il peut déchiffrer : 16318 K M X. C’est aussi grâce à lui que l’on sait que l’épave du chasseur est emportée dès le lendemain par les allemands. A cette époque, la plupart des épaves d’avions récupérées dans la région sont amenées dans l’enceinte de l’aérodrome de Lille-Vendeville.
Deux jeunes armentiérois qui le 13 juin, n'avaient pu aller sur place, inspecter les lieux. Les deux frères, enfants de chœur, devaient servir la messe de la Pentecôte, se rendirent le lendemain à l'endroit où l'avion était tombé, après l'enlèvement de l'épave. Ils ne trouvèrent plus que le sillon laissé par le chasseur dans la terre, et des traces de piétinements. L'un d'eux découvre alors des "choses" qu'il ne peut identifier et décide de les rapporter chez lui. Son père, malade, est alors soigné à domicile par une religieuse. C'est elle qui explique au jeune garçon qu'il vient de ramener des ossements calcinés. Il place alors respectueusement sa "trouvaille" dans du coton dans une petite caisse en bois, puis range la boite dans une armoire.
C'est après la libération, que le garçon se rend à l'école des filles de la rue Jean Jaurès à Armentières, et donne au commandant des troupes anglaises sa précieuse boite. Le 9 février 1945, la boite est enterrée au cimetière de Lille-sud, dans la partie britannique, rangée n° 5, tombe n° 4, avec la mention "aviateur de la R.A.F. mort à Armentières le 13 juin 1943".
Entretemps, en novembre 1943, par le canal de la Croix-Rouge internationale, le département de la défense américain apprend le décès du lieutenant
BROWN. Par recoupements, il conclut que le corps enterré à Lille-sud (rangée n°2, tombe n° 22) ne peut être que celui d’Ora BROWN Jr. Son statut,
de “porté disparu” est changé en “tué en opération”, tandis que sa famille est informée de la triste nouvelle.
Dans les années de l’après-guerre, les différents belligérants tentent de retrouver les soldats,
marins et aviateurs décédés au cours du conflit afin de leur donner des sépultures convenables.
August A. ARIEY Jr, enquêteur civil du département de la défense, est envoyé en Europe. En mai 1947,
il vient à la Chapelle d’Armentières et interroge plusieurs témoins, dont MM. BRUHIER et VANUXEM.
La déposition de M. BRUHIER est reproduite ci-dessous.
Déposition du Lt BRUHIER
"Les références relevées par le chef des sapeurs-pompiers lèvent le doute sur l’appareil tombé
le 13 juin 1943 près de la ferme VANUXEM. En effet, le lieutenant BROWN pilotait le P-47C-2RE qui
portait le numéro de série 41-6318. Or, sur les avions, le premier chiffre (celui des dizaines d’années)
est toujours omis. On ne peut donc lire que la séquence 16318. Deuxièmement, le code d’identification
de l’appareil était MXµK, MX pour le 82nd Fighter Squadron (l’escadron de BROWN), K étant la
lettre individuelle de l’avion.
Il est donc sûr que c’est bien le lieutenant Ora Ross BROWN,
Jr qui pilotait l’avion tombé entre la Chapelle d’Armentières et Bois-Grenier. C’est donc bien lui
qui a été enterré le 17 juin 1943 au cimetière de Lille-sud, rangée n° 2, tombe n° 22
(devenue 1-33 après renumérotation).
Un problème subsiste néanmoins : qui repose rangée n° 3, tombe n° 5 (auparavant 5-4) ?
Il faudra ici encore toute la perspicacité de M. ARRIEY pour déterminer que cette seconde tombe
abrite aussi des ossements de l’infortuné lieutenant BROWN, ceux qui avaient été précieusement
conservés par Yves MILLECAMPS dans la petite boite en bois, ceux mis en terre le 9 février 1945."
Le 3 juillet 1947, les ossements du présumé pilote sont réunis en une seule sépulture, et mis en terre
dans le cimetière militaire américain de Blosville dans la Manche. Comme l’identification du corps
ne repose que sur des témoignages, le département de la Défense demande à la famille BROWN si elle
accepte les résultats de l’enquête. Fin 1948, après accord de la famille, une plaque avec le nom
et le grade du pilote est apposée à l’emplacement de la tombe de l’inconnu X-432.
Le dernier “rebondissement” de cette pénible affaire a lieu en 1949. Les parents, Ora Ross Sr et
Clara BROWN, de Camden dans le Maine, demandent que la dépouille mortelle de leur fils soit rapatriée
aux Etats-Unis. Dans leur malheur, ils ont perdu un second fils, le caporal Curtiss C. BROWN.
Comme ce dernier est enterré dans le cimetière national de Long Island, à New-York, ils forment
le vœu que leurs enfants soient inhumés l’un à côté de l’autre.
Pour des raisons d’emplacements déjà occupés, il ne sera pas possible de les placer côte à côte,
mais un emplacement est réservé pour Ora Jr le plus près possible de son frère Curtiss.
Le cercueil du pilote quitte la France à Cherbourg le 28 juin et arrive au pays 8 jours plus tard.
Le 28 juillet 1949, Le 1st lieutenant Ora Ross BROWN Jr est définitivement mis en terre, non loin
de son frère. Depuis, rien n’a rompu la tranquillité de son repos éternel.
Pendant toutes ces années, le jeune garçon armentiérois qui avait trouvé les ossements calcinés, marqué par sa découverte, avait voulu connaître le nom du pilote, comme d'autres témoins des faits. Il n'apprendra la vérité que 54 ans plus tard, soulagé de savoir que son action avait été suivie d'effet. Au milieu des années 1990, il contacte Jack THORPE et lui demande d'essayer de trouver l'identité du pilote. J'avais moi-même mené ma propre investigation et me trouvais dans une impasse.
Il s'agissait pour nous tous de l'avion du lundi de la Pentecôte 1943, soit le 14 juin. Si à cette date, rien ne correspondait, la veille, dimanche de Pentecôte, deux avions alliés avaient été perdus, et deux pilotes allemands revendiquaient des victoires, qui plus est au bon endroit. L'aide d'un autre
chercheur, Jean-Pierre DURIEZ, me fut très utile pour trouver les noms des 2 pilotes américains portés
manquants. Enfin, en 1997, M. DUHAYON, heureux conservateur du feu de position arrière,
de la marque “GRIMES”, décide de le confier à l’association ANTIQ’AIR FLANDRE-ARTOIS pour
préservation. Dans sa jeunesse, il avait même installé le feu sur sa bicyclette !
Photographie du feu de position arrière
Afin d’être tout à fait complet, il faut signaler qu’en ce qui concerne le lieutenant BROWN,
aucun “Missing Air Crew Report” (rapport sur les équipages portés manquants) n’existe, ce qui a
compliqué un peu plus la recherche sur cette affaire. De plus, il n’est pas non plus cité dans le
tableau d’honneur des pilotes du 78th Fighter Group tués en opérations, publié dans le “Duxford diary”,
réédité par la Duxford Aviation Society.
Aujourd’hui, à l’endroit de la tragédie, devenu une zone industrielle, il ne reste rien pour évoquer
l’horrible mort du pilote de chasse américain. L’auteur, qui a déjà construit plusieurs monuments
commémoratifs, souhaiterait réaliser un mémorial à la mémoire du lieutenant BROWN, mort en plein ciel
de gloire.
Ora R. BROWN, Sr, possédait un chien, un berger allemand, baptisé “Major”. Son fils parvient à
l’emmener avec lui en Angleterre. Après sa disparition, d’autres pilotes s’en occupent.
Plusieurs d’entre eux sont perdus au combat et finalement les pilotes superstitieux évitent le
contact du chien. Plus tard, le capitaine Harry LAY prend l’animal en affection. LAY a déjà accompli
un tour d’opérations comme pilote de bombardier (au 91st Bomb Group, sur Boeing B-17), puis
a obtenu une affectation dans la chasse pour, comme il le disait lui-même que “je puisse à mon tour
tirer sur les allemands, pour changer”.
Une routine s’instaure : avant chaque mission, LAY et le berger allemand marchent jusqu’au P-47 du
pilote. Le matin du 17 juillet 1944, ils empruntent une jeep pour aller à l’avion. Vers 10h20,
le P-47 du capitaine LAY est touché par la FLAK pendant une attaque de train dans la région de
Neufchateau. LAY saute en parachute in extremis, puis se cache dans un bois. Son avion s’écrase près
de Sompuis (Marne).
Ses équipiers voient les allemands descendre du train pour aller à sa recherche.
Ils le protègent tant qu’il leur reste des munitions, mais doivent finalement se résigner à le laisser
à la merci des allemands. Le Missing Air Crew Report # 6785 fait état qu’après sa capture,
le Capitaine LAY fut admis à l’hôpital de Châlons-sur-Marne, à cause de ses blessures.
Il est décédé
le 20 juillet. L’aviateur originaire du Colorado est actuellement inhumé dans le cimetière américain
d’Epinal. Il était titulaire de la Distinguished Flying Cross, de l’Air Medal avec 3 Oak Leaf Clusters,
et a reçu le Purple Heart à titre posthume. La disparition du capitaine LAY n’a jamais été
complètement éclaircie. On peut penser que la superstition autour de “Major” a du s’en trouver
renforcée. Après la guerre, le chien fut rendu à la famille BROWN aux Etats-Unis.
"Jocelyn Leclercq"
1st Lt BROWN individual Deceased Personnel File, U.S. Total Army Personnel Command, Alexandria,
Virginia, U.S.A.
Missing Air Crew Report # 6785 (Harry T. LAY), National Archives, College Park, Maryland, U.S.A.
The Mighty Eighth, de Roger A. Freeman
The Mighty Eighth War Diary, de Roger A. Freeman
The Duxford Diary, réédition de 1989 (Duxford Aviation Society)
Eagles of Duxford, 78th F.G. in WW2
victoires et pertes de la JG 26 (manuscrit de Donald CALDWELL)
U.S.A.A.F. European Theater WW2 victory credits, Frank OLYNYK
MM Eugène DELOMELLE, Louis DUHAYON, Jean-Pierre DURIEZ, Julien LHEUREUX,
Jack THORPE, Henri VANUXEM (†).
Toute utilisation de ce récit et des photos est soumise aux lois du "Copyright" ainsi qu'à
l'autorisation de l'auteur : Jocelyn Leclercq "Cercle Historique d'Aubers" et Président "d'Antiq'Air
Flandre-Artois".
"Récit modifié le 11 avril 2009"
Pour tout contact avec l'auteur:
JossLeclercq@wanadoo.fr
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